Au réveil, Aglaé va mieux, moi moins bien. Nous nous bougeons quand même pour aller voir ces satanés temples, et tant pis si je me sens fiévreux : notre pass expire ce soir. Décision est tout de même rapidement prise de prendre un tuk-tuk pour faire le tour des temples plutôt que des vélos : la perspective, avec mes frissons, l'envie de vomir et de dormir, de monter sur deux roues et de faire des efforts, me jette presque dans le coma.
Echaudés par l'expérience d'hier, nous abordons les premiers tuk-tuk, et leur expliquons le trajet que nous voulons faire. Notre erreur : trop fatigués, trop énervés, nous commençons à être secs et fermes au lieu de tenter le sourire de façade. Bref, en face les tuk-tuks se braquent à la vitesse de la lumière, se cabrent et soit s'énervent, soit font montre du plus grand mépris, tendance foutage de gueule. Apres 1/2 heure de prix inabordables et de vaines tentatives de negocitions, Aglae etait au bord de tous les etrangles et j'ai donc pris les choses en mains.
Nous marchons quelques mètres de plus jusqu'à entendre le "sir you need tuktuk ?" que nous attendions. Je me retourne en souriant, et commence à marchander, de loin, en riant et en souriant. C'est long mais nous finissons par obtenir un prix décent pour la journée, et montons. Nous nous sommes accordés sur un trajet (aller voir un temple moyennement lointain, et en voir d'autres sur le trajet du retour), mais on commence à sentir la douce odeur des ennuis quand, dix mètres après le départ, notre chauffeur s'arrête, montre un autre chauffeur sur un autre tuk-tuk, et nous dit que c'est comme ça, que ce sera celui-la que nous prendrons, qu'il a dejà une course etc.
Preah Khan
La visite du premier temple, le Preah Khan, terriblement en ruines, mais très grand et très envahi par la végétation, est magique pour Aglaé ; pour moi c'est franchement difficile. J'admets que ce que nous avons vu est très beau, mais les frissons, le mal de gorge et l'envie de m'asseoir à tout bout de champs pour reprendre mon souffle me gâchent un peu le plaisir. Les frissons disparaissent heureusement car la température extérieure baisse à la vitesse de la lumière, dissipant les vapeurs du sommeil, et me faisant pendant quelques heures oublier mon malaise.
Retour au tuk-tuk. Nous nous battons dix minutes pour aller voir un temple distant de 2 km à peine. Lui, feignant, renâcle, dit que ce n'est pas ce qui était entendu, que c'est loin, etc. Nous lui faisons remarquer gentiment qu'il n'était pas là au moment où tout a été "entendu". Il râle et s'enferme à nouveau dans le silence réprobateur qui le caractérisera toute la journée. Ambiance.
Visite d'un ancien bassin royal, couvert de vieilles pierres et de soleil. Les touristes sont plus rares sur ce circuit moins prisé, et le lieu, constitué de 4 grands bassins maintenant à sec, est enchanteur. Alors que nous passons sous une arche cachée dans un bassin, nous découvrons une tête d'éléphant sculptée surmontant un petit autel couvert de cierges et de fleurs. Là, une vieille dame souriante nous redonne foi envers les Cambodgiens du coin. Je lui dis bonjour en khmer, ce qui semble la plonger dans des délices inappropriés. Je lui dis que nous sommes des "balangs", ie des Français, elle glapit de plaisir en français :
- Regardez-ng, la tête de l'éléphang, la tête de l'éléphang !
Ce disant, la voilà qui se met à caresser la tête de la statue avec volupté. Nous lui disons rapidement au revoir, sans savoir au juste si elle est siphonnée, et quand bien même ?
Le Bayon, le retour
Nous retrouvons le chauffeur, qui n'a pas fini de bougonner, et nous ramène au Bayon, temple qu'Aglaé avait un peu raté deux jours avant, et dont les bas-reliefs nous étaient restés cachés. La chaleur est toujours là, et toujours aussi vicieuse ; peut-être même pire que la dernière fois - même si la fièvre a dû jouer. Pour la contrer, nous tentons faiblement de résister en dégustant de succulents ananas frais, vendus partout par ces femmes dont je vous avais parlé. Elles passent leur journée à hurler : "pineappeuuuuuuuuuuuul, coconuuuuuuuuuuuuut, wateeeeeeer" avec un accent cambodgien très prononcé et très drôle. Je passe la journée à leur répondre avec la même voix : "nooooo, i don't waaaaaant".
Nous découvrons donc ces satanées bas-reliefs, que nous parcourons en sautant de l'ombre d'une colonne en ruine à l'ombre d'une autre colonne en ruine. Leur richesse et leur beauté nous font maudir pour la millième fois ce satané guide, qui avait décidé unilatéralement que nous nous en passerions.
Les bas-reliefs garnissant le pourtour du temple, nous décidons de braver les centaines de degrés Fahreneit environnants, afin de revenir vers le coeur du Bayon, et ainsi donner à Aglaé une chance de saisir la magie des visages de Bouddha. La fièvre et la déshydratation en moins, Aglaé se plonge avec bonheur dans les délices de cet endroit si beau, si mystérieux. Je suis rempli de joie de voir qu'elle profite enfin des temples d'Angkor, et qu'en une matinée elle s'est autant rattrapée des jours précédents. Elle déambule à plaisir dans les temples, et ressent enfin les délices esthétiques que je ressens depuis le premier jour, à nous promener parmi ces grands arbres et ces grands amas de pierre monumentaux.
Quoi qu'on en dise, les temples d'Angkor n'ont pas volé leur statut semi-officiel de merveilles du monde. S'y promener est une expérience esthétique unique, et si a priori la perspective de se promener deux, trois ou dix jours au milieu de ruines n'est pas follement excitante, quand on est dedans on se retrouve prêt à y rester des années entières.
Reprendre des forces à l'ombre
Nouveau déjeuner, nouvelle négociation express du bol de soupe de nouilles instantanées et, pour ma part, nouvelle sieste, cette fois-ci vraiment cruciale, afin de faire tomber la température. A mon réveil, ça va un peu mieux : les frissons ont disparu mais la fièvre est encore là. Nous nous promenons donc à un rythme nonchalant, entre les nombreux temples du coin (nous sommes dans l'enceinte d'Angkor Thom, la cité Royale de l'époque). Nous passons devant des structures en rénovation complète (par les Japonais, par les Francais, par les Indiens : tout le monde s'y met pour aider les Cambodgiens), devant d'autres en état de décrépitude avancée, ou d'autres flambant neuves. Nous comprenons mieux alors comment il se fait que le sol d'Angkor, qui contient probablement de grandes richesses, et la promesse de grandes découvertes, n'a toujours pas été fouillé : il y a encore une trentaine de temples à restaurer, sans parler de ceux qui ont été restaurés, et où la nature reprend déjà ses droits. Faire retrouver aux temples du coin leur éclat, une tache de titan, dont personne ne verra jamais le bout...
Notre situation, à l'ombre de ces arbres dont le plus petit dépasse toujours 20 mètres, est idéale pour reprendre des forces, d'autant que la lumière commence à doucement décliner. Au bout de quelques heures de promenade, il nous faut à nouveau insister lourdement pour que notre tuk-tuk, pris à la journée, daigne faire un arrêt en route devant des temples, alors qu'il est à peine 15h. Il nous faudra menacer de rentrer à pied sans payer pour qu'il fasse contre mauvaise foi bon coeur. Bonne ambiance, encore une fois.
Coucher de soleil au milieu des ploucs
Après la visite de deux sympathiques petits templions, nous nous engageons dans la montée du Phnom Kulen, grosse colline qui promet une belle vue sur la jungle, Angkor Wat et le Tonlé Sap, le lac qui couvre une immense partie du pays. Pour y arriver, il est nécessaire de gravir cette montagne, un chemin en montée plutôt douce, qui s'achève par la nécessaire ascension du temple-montagne au sommet de la colline.
Monter en haut de ce temple, après la longue montée de la colline, est particulièrement difficile dans l'absolu, car les marches sont nombreuses et font presque un mètre de haut (sans exagération). Avec la fièvre qui revient montrer ses gros bras, c'est une expérience... autre. J'arrive en haut absolument exténué, tout palpitant, et l'air un peu blême.
Nous remarquons vite que nous ne sommes pas seuls, et l'ascension en éléphant organisée en bas de la colline nous avait mis sur la piste. Si nous nous demandions l'avant-veille pourquoi tous les touristes disparaissaient au moment du coucher du soleil, nous avons maintenant la réponse à nos interrogations existentielles : l'immense majorité a prévu dans son tour de venir voir le coucher du soleil depuis cette montagne. Et il est vrai que la vue est impressionnante : autour de nous, un tapis de forêt, d'où aucun des dizaines de temples de la région n'émerge, excepté Angkor Wat, à quelques kilomètres. Le Soleil semble brûler la surface du lac, loin à l'horizon. Sympathique.
Nous sommes donc littéralement entourés de touristes, et certains sont parmi les plus ridicules du monde, comme si chaque pays avait envoyé le contingent le plus représentatif du pire qu'il avait à offrir. Pêle-mêle, nous avons donc droit aux Japonais qui poussent des hurlements béats, avec casquette à visière et photo tous les quarts de seconde ; aux très gros Américains ; aux Anglais tous rouges ; à la famille thaï bourgeoise, pouffe en mini-jupe dorée et parents pas mieux habillés. Il ne manque que des Chinois pour cracher un peu partout. Tout ce petit monde se serre de plus en plus sur la plus haute plate-forme du temple. Ca pose des photos, ça mitraille dans tous les coins. Aglaé et moi passons plus de temps à photographier les meilleurs phénomènes qu'à observer la vue. J'imagine que moi, avec mes litres de sueur froide déversés chaque seconde, je n'ai pas l'air plus malin...
Angkor des cafards !
Devant l'afflux, nous décidons de redescendre sans attendre le coucher du soleil, qui arrivera dans 30 minutes. La descente est infinie, d'autant que nous croisons sans arrêt des hordes de touristes qui montent. Impossible de savoir comment ils ont tous tenu sur l'esplanade du temple, là-haut, mais nous ne sommes pas très curieux de voir le résultat. Nous rentrons à la maison avec notre tuk-tuk si aimable et le payons. Je prends ma température, et youpi, ma fièvre est à 39°C. La vie est belle. Une aspirine plus tard, nous voilà repartis dans le but de prendre un léger repas avant de reprendre la direction du dodo.
C'est là que tout se complique. Nous décidons de prendre le premier resto sur le chemin, un truc pour occidentaux appelé Special Herb Pizza. Je pense qu'on pouvait aussi se procurer des "herbes" un peu bizarres dans ce genre de pizzas, d'après notre guide, mais on était aussi supposé manger bien. Au moment de notre commande, je demande un thé chaud au citron, seul moyen de calmer mon atroce mal de gorge. Le serveur opine : "yes, hot tea lemon, yes"
Trente secondes plus tard, il revient avec un Coca. "No, no, HOT TEA, TEA, WITH LEMON".
Une minute plus tard, il revient avec un verre rempli de glace et d'un liquide qui doit être du thé glacé, le truc à même de me terrasser vu l'état de ma gorge. J'explose de rire, puis :
"NO, HOT TEA, WITH LEMON"
Encore une caractéristique du cambodgien, et il paraît que c'est une particularité culturelle en Asie du Sud-Est : impossible d'avouer qu'on n'a pas compris, on préfèrera toujours mentir et dire qu'on a compris.
Enfin, le serveur sourdingue revient avec mon cher thé chaud au citron. Je le verse dans ma tasse, et me rend compte avec une surprise non dénuée d'horreur qu'en même temps que le précieux liquide, un cafard noyé a atterri au fond de ma tasse. Et là, trop c'est trop : la maladie, les engueulades avec les tuk-tuks, les vendeurs d'appareil photo, les serveurs, les arnaques incessantes, nous décidons de fuir plutôt que de cautionner ça encore une fois. J'appelle le patron, un gros manchot trapu qui est en train de nous apporter le hamburger d'Aglaé, lui montre le cafard mort dans ma tasse, et lui signifie mon intention de m'en aller, sans payer bien sûr puisque nous n'avons rien consommé. Aglaé est en train de siroter le plus rapidement possible son verre de vitamines prescrit par son médecin, et prend l'air courroucé de la fille qui va partir dès qu'elle aura fini son verre d'eau orangée.
Si nous avons le monopole du cafard, le Manchot, quand à lui, prend la mouche. Il se met à gesticuler et hurler : il nous changera le thé, mais nous allons rester ici, et manger sa bouffe. Hors de question, nous exclamons-nous en choeur ! "No go away !" surenchérit le Manchot, bien décidé à ne pas nous laisser partir malgré ses faillites en grammaire anglaise. Le ton monte à la vitesse de la lumière. Aglaé, son verre de vitamines à la main, tempête et crie que c'est une honte, un resto aussi sale, des cafards dans la bouffe et il fallait qu'on la mange peut-être?, ponctué de "Non mais je rêve!" (en français), que j'étais vraisemblablement le seul à comprendre. Gardant un calme assez surprenant, je regarde ce petit monde s'engueuler. Aglaé s'énerve de façon grandiose et digne, le Manchot, lui, décide de nous barrer physiquement le chemin. Décision d'autant plus dangereuse que maintenant Aglaé a fini son verre, et qu'elle a bien décidé de partir sans manger ses frites goût cafard.
Le Manchot menace d'appeler la police. Aglaé l'enjoint à le faire, avec un sens du bluff que j'applaudis encore : de toute évidence, si le type disait ça dans un pays aussi corrompu, c'est qu'il connaissait des gens de la police. Evidence corroborrée lorsqu'un serveur lui apporte en courant une carte de visite d'un policier. Nous flippons d'autant plus qu'un autre serveur a rapidement fait disparaître la preuve du crime (la tasse et le cafard bouilli), et ce malgré nos protestations houleuses.
Malgré les cris, les 4 ou 5 touristes qui mangent dans le restaurant en même temps, n'écoutant que leur courage, font comme si de rien n'était, et parviennent à regarder ailleurs, malgré la petitesse du restaurant. Merci les gars, vive la solidarité.
Le gars appelle la police, ou fait semblant - nous ne saurons jamais. Pendant ce temps, nous continuons à essayer de passer. De son moignon il fait de grands moulinets, qui me dégoûtent assez de l'envie de tenter le forcing - Aglaé m'avouera plus tard qu'elle était tellement énervée qu'elle n'a même pas vu que le type n'avait plus de doigts !
Aglaé hurle les expressions "French embassy" et "big problems for you" dans des séries qui les rapprochent de plus en plus. Le Manchot semble un peu hésiter, et Aglaé passe en force, en le défendant de la toucher s'il ne veut pas avoir de gros problèmes. Elle le bourre sur le côté, réussit à atteindre la rue, et continue à crier. Je tente aussi de passer, avec mon sac à dos et ma fièvre. Le Manchot me repousse violemment vers l'intérieur du restaurant. Là c'est trop, et j'élève la voix pour la première fois. Rassemblant quelques mots d'anglais un peu au hasard, je l'enjoins de la moins courtoise des manières à aller laver sa cuisine s'il veut éviter ce genre de problème. Devant la puissance de ma voix (je crie rarement, seuls ma mère et mon frère pourront témoigner de l'effet que ça peut faire), le type me fait signe que je dois m'en aller, ce que je fais avec plaisir. Il fait mine de me donner un coup lorsque je passe, à quoi je réplique par une autre menace, et c'est fini. Connard, va! Les touristes n'ont toujours pas bougé.
A peine le temps d'être impressionné par la puissance d'esprit d'Aglaé, qui n'a pas flanché une seconde, alors que la perspective d'un flic corrompu se mêlant à l'affaire n'était pas des plus attirantes, que la voilà qui s'écroule dans mes bras, traumatisée. Je la supporte jusqu'au centre-ville, où nous achetons des mouchoirs pour les larmes, et où nous trouvons un sympathique restaurant thaï où manger de succulentes nouilles, mais il lui faudra de longues heures pour se calmer.
Le restaurant est un concept-resto sur le thème de la prison : élégante façon de voir à quoi l'on aurait échappé, mais l'équipe est assez charmante pour prendre ça à la rigolade. Nous retournons nous coucher, en faisant un petit détour pour ne pas passer devant le resto du Manchot, et allons nous effondrer sur nos lits, elle avec sa peur-rage, moi avec ma maladie.
Reprendre des forces à l'ombre
Nouveau déjeuner, nouvelle négociation express du bol de soupe de nouilles instantanées et, pour ma part, nouvelle sieste, cette fois-ci vraiment cruciale, afin de faire tomber la température. A mon réveil, ça va un peu mieux : les frissons ont disparu mais la fièvre est encore là. Nous nous promenons donc à un rythme nonchalant, entre les nombreux temples du coin (nous sommes dans l'enceinte d'Angkor Thom, la cité Royale de l'époque). Nous passons devant des structures en rénovation complète (par les Japonais, par les Francais, par les Indiens : tout le monde s'y met pour aider les Cambodgiens), devant d'autres en état de décrépitude avancée, ou d'autres flambant neuves. Nous comprenons mieux alors comment il se fait que le sol d'Angkor, qui contient probablement de grandes richesses, et la promesse de grandes découvertes, n'a toujours pas été fouillé : il y a encore une trentaine de temples à restaurer, sans parler de ceux qui ont été restaurés, et où la nature reprend déjà ses droits. Faire retrouver aux temples du coin leur éclat, une tache de titan, dont personne ne verra jamais le bout...
Notre situation, à l'ombre de ces arbres dont le plus petit dépasse toujours 20 mètres, est idéale pour reprendre des forces, d'autant que la lumière commence à doucement décliner. Au bout de quelques heures de promenade, il nous faut à nouveau insister lourdement pour que notre tuk-tuk, pris à la journée, daigne faire un arrêt en route devant des temples, alors qu'il est à peine 15h. Il nous faudra menacer de rentrer à pied sans payer pour qu'il fasse contre mauvaise foi bon coeur. Bonne ambiance, encore une fois.
Coucher de soleil au milieu des ploucs
Après la visite de deux sympathiques petits templions, nous nous engageons dans la montée du Phnom Kulen, grosse colline qui promet une belle vue sur la jungle, Angkor Wat et le Tonlé Sap, le lac qui couvre une immense partie du pays. Pour y arriver, il est nécessaire de gravir cette montagne, un chemin en montée plutôt douce, qui s'achève par la nécessaire ascension du temple-montagne au sommet de la colline.
Monter en haut de ce temple, après la longue montée de la colline, est particulièrement difficile dans l'absolu, car les marches sont nombreuses et font presque un mètre de haut (sans exagération). Avec la fièvre qui revient montrer ses gros bras, c'est une expérience... autre. J'arrive en haut absolument exténué, tout palpitant, et l'air un peu blême.
Nous remarquons vite que nous ne sommes pas seuls, et l'ascension en éléphant organisée en bas de la colline nous avait mis sur la piste. Si nous nous demandions l'avant-veille pourquoi tous les touristes disparaissaient au moment du coucher du soleil, nous avons maintenant la réponse à nos interrogations existentielles : l'immense majorité a prévu dans son tour de venir voir le coucher du soleil depuis cette montagne. Et il est vrai que la vue est impressionnante : autour de nous, un tapis de forêt, d'où aucun des dizaines de temples de la région n'émerge, excepté Angkor Wat, à quelques kilomètres. Le Soleil semble brûler la surface du lac, loin à l'horizon. Sympathique.
Nous sommes donc littéralement entourés de touristes, et certains sont parmi les plus ridicules du monde, comme si chaque pays avait envoyé le contingent le plus représentatif du pire qu'il avait à offrir. Pêle-mêle, nous avons donc droit aux Japonais qui poussent des hurlements béats, avec casquette à visière et photo tous les quarts de seconde ; aux très gros Américains ; aux Anglais tous rouges ; à la famille thaï bourgeoise, pouffe en mini-jupe dorée et parents pas mieux habillés. Il ne manque que des Chinois pour cracher un peu partout. Tout ce petit monde se serre de plus en plus sur la plus haute plate-forme du temple. Ca pose des photos, ça mitraille dans tous les coins. Aglaé et moi passons plus de temps à photographier les meilleurs phénomènes qu'à observer la vue. J'imagine que moi, avec mes litres de sueur froide déversés chaque seconde, je n'ai pas l'air plus malin...
Angkor des cafards !
Devant l'afflux, nous décidons de redescendre sans attendre le coucher du soleil, qui arrivera dans 30 minutes. La descente est infinie, d'autant que nous croisons sans arrêt des hordes de touristes qui montent. Impossible de savoir comment ils ont tous tenu sur l'esplanade du temple, là-haut, mais nous ne sommes pas très curieux de voir le résultat. Nous rentrons à la maison avec notre tuk-tuk si aimable et le payons. Je prends ma température, et youpi, ma fièvre est à 39°C. La vie est belle. Une aspirine plus tard, nous voilà repartis dans le but de prendre un léger repas avant de reprendre la direction du dodo.
C'est là que tout se complique. Nous décidons de prendre le premier resto sur le chemin, un truc pour occidentaux appelé Special Herb Pizza. Je pense qu'on pouvait aussi se procurer des "herbes" un peu bizarres dans ce genre de pizzas, d'après notre guide, mais on était aussi supposé manger bien. Au moment de notre commande, je demande un thé chaud au citron, seul moyen de calmer mon atroce mal de gorge. Le serveur opine : "yes, hot tea lemon, yes"
Trente secondes plus tard, il revient avec un Coca. "No, no, HOT TEA, TEA, WITH LEMON".
Une minute plus tard, il revient avec un verre rempli de glace et d'un liquide qui doit être du thé glacé, le truc à même de me terrasser vu l'état de ma gorge. J'explose de rire, puis :
"NO, HOT TEA, WITH LEMON"
Encore une caractéristique du cambodgien, et il paraît que c'est une particularité culturelle en Asie du Sud-Est : impossible d'avouer qu'on n'a pas compris, on préfèrera toujours mentir et dire qu'on a compris.
Enfin, le serveur sourdingue revient avec mon cher thé chaud au citron. Je le verse dans ma tasse, et me rend compte avec une surprise non dénuée d'horreur qu'en même temps que le précieux liquide, un cafard noyé a atterri au fond de ma tasse. Et là, trop c'est trop : la maladie, les engueulades avec les tuk-tuks, les vendeurs d'appareil photo, les serveurs, les arnaques incessantes, nous décidons de fuir plutôt que de cautionner ça encore une fois. J'appelle le patron, un gros manchot trapu qui est en train de nous apporter le hamburger d'Aglaé, lui montre le cafard mort dans ma tasse, et lui signifie mon intention de m'en aller, sans payer bien sûr puisque nous n'avons rien consommé. Aglaé est en train de siroter le plus rapidement possible son verre de vitamines prescrit par son médecin, et prend l'air courroucé de la fille qui va partir dès qu'elle aura fini son verre d'eau orangée.
Si nous avons le monopole du cafard, le Manchot, quand à lui, prend la mouche. Il se met à gesticuler et hurler : il nous changera le thé, mais nous allons rester ici, et manger sa bouffe. Hors de question, nous exclamons-nous en choeur ! "No go away !" surenchérit le Manchot, bien décidé à ne pas nous laisser partir malgré ses faillites en grammaire anglaise. Le ton monte à la vitesse de la lumière. Aglaé, son verre de vitamines à la main, tempête et crie que c'est une honte, un resto aussi sale, des cafards dans la bouffe et il fallait qu'on la mange peut-être?, ponctué de "Non mais je rêve!" (en français), que j'étais vraisemblablement le seul à comprendre. Gardant un calme assez surprenant, je regarde ce petit monde s'engueuler. Aglaé s'énerve de façon grandiose et digne, le Manchot, lui, décide de nous barrer physiquement le chemin. Décision d'autant plus dangereuse que maintenant Aglaé a fini son verre, et qu'elle a bien décidé de partir sans manger ses frites goût cafard.
Le Manchot menace d'appeler la police. Aglaé l'enjoint à le faire, avec un sens du bluff que j'applaudis encore : de toute évidence, si le type disait ça dans un pays aussi corrompu, c'est qu'il connaissait des gens de la police. Evidence corroborrée lorsqu'un serveur lui apporte en courant une carte de visite d'un policier. Nous flippons d'autant plus qu'un autre serveur a rapidement fait disparaître la preuve du crime (la tasse et le cafard bouilli), et ce malgré nos protestations houleuses.
Malgré les cris, les 4 ou 5 touristes qui mangent dans le restaurant en même temps, n'écoutant que leur courage, font comme si de rien n'était, et parviennent à regarder ailleurs, malgré la petitesse du restaurant. Merci les gars, vive la solidarité.
Le gars appelle la police, ou fait semblant - nous ne saurons jamais. Pendant ce temps, nous continuons à essayer de passer. De son moignon il fait de grands moulinets, qui me dégoûtent assez de l'envie de tenter le forcing - Aglaé m'avouera plus tard qu'elle était tellement énervée qu'elle n'a même pas vu que le type n'avait plus de doigts !
Aglaé hurle les expressions "French embassy" et "big problems for you" dans des séries qui les rapprochent de plus en plus. Le Manchot semble un peu hésiter, et Aglaé passe en force, en le défendant de la toucher s'il ne veut pas avoir de gros problèmes. Elle le bourre sur le côté, réussit à atteindre la rue, et continue à crier. Je tente aussi de passer, avec mon sac à dos et ma fièvre. Le Manchot me repousse violemment vers l'intérieur du restaurant. Là c'est trop, et j'élève la voix pour la première fois. Rassemblant quelques mots d'anglais un peu au hasard, je l'enjoins de la moins courtoise des manières à aller laver sa cuisine s'il veut éviter ce genre de problème. Devant la puissance de ma voix (je crie rarement, seuls ma mère et mon frère pourront témoigner de l'effet que ça peut faire), le type me fait signe que je dois m'en aller, ce que je fais avec plaisir. Il fait mine de me donner un coup lorsque je passe, à quoi je réplique par une autre menace, et c'est fini. Connard, va! Les touristes n'ont toujours pas bougé.
A peine le temps d'être impressionné par la puissance d'esprit d'Aglaé, qui n'a pas flanché une seconde, alors que la perspective d'un flic corrompu se mêlant à l'affaire n'était pas des plus attirantes, que la voilà qui s'écroule dans mes bras, traumatisée. Je la supporte jusqu'au centre-ville, où nous achetons des mouchoirs pour les larmes, et où nous trouvons un sympathique restaurant thaï où manger de succulentes nouilles, mais il lui faudra de longues heures pour se calmer.
Le restaurant est un concept-resto sur le thème de la prison : élégante façon de voir à quoi l'on aurait échappé, mais l'équipe est assez charmante pour prendre ça à la rigolade. Nous retournons nous coucher, en faisant un petit détour pour ne pas passer devant le resto du Manchot, et allons nous effondrer sur nos lits, elle avec sa peur-rage, moi avec ma maladie.
Je sais que ça a dû être super chiant, mais qu'est-ce que j'ai ri !!! De libération post-synchrone sans doute, je me souviens de tout : chaque merveilleux temple que vous avez visité, le coucher de soleil (à l'époque autant de touristes que de de spectateurs à l'Action Christine pour une rétrospective Elia Kazan), la mauvaise foi professionnelle de chaque interlocuteur... Par contre je n'étais ni malade ni dans un bouge, mais nous logions dans un endroit abst merveilleux, paradisiaque. Bref. Miroirs, je ris toute seule dans mon bureau ! MERCI. Quant à cette malédiction, l'un malade puis le tour de l'autre, je ne sais qu'en dire mais ça doit vous pourrir grave le voyage. Pas adaptés aux climats chauds et humides je pense. AGLAE est certes svt très mal, mais elle a des facultés de récupe extraordinaire (et en Sarah Bernardt défendant l'honneur des Français, elle est magnifique !). Quelle rigolitude à lire, surtout quand on vous sais désormais en plein repos du guerrier dans un apparte de luxe à Bgk, ça dédramatise... Mille bisous avec antibios dedans, tantO
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