vendredi 19 octobre 2012

Fin du voyage

Plusieurs de nos amis nous ont récemment fait part d'un problème de taille : d'après ce blog cela fait trois ans que nous sommes coincés dans le Transsibérien.

C'est à vrai dire une situation problématique. Il faut donc finir ce blog un peu rapidement, même s'il est hautement probable que personne ne lira ce dernier billet.


 Des 5 jours de notre dernier tronçon de Transsibérien, nous gardons des souvenirs diffus. Des bouleaux, par centaines, par milliers, par millions, une armée sans fin de boulots qui tous nous ont salué à notre passage. Des steppes sibériennes, sans fin, de la boue, de la neige. Et au milieu de cet océan de boulots, quelques gares où nous achetions à manger, un peu stressés que le train reparte.

Et nos deux voisins de cabines, ou plutôt voisines : la petite Jénia et sa mère, dont aucune ne parlaient anglais (d'ailleurs la fille n'a jamais tout à fait cru qu'on ne parlait russe). Une incarnation de la Russie, aussi : une petite gamine blonde pleine de rêves, naïve, rieuse, et sa mère déjà éclatée par la vie, sérieuse, austère, ne souriant quasiment jamais, traversant cette Russie comme deux fugitives silencieuses.





Et finalement, après un continuum temporel assez tordu, dans la mesure où nous changions de fuseau horaire à peu près une fois par jour, dans la mesure où les horloges des gares donnaient l'heure de Moscou, qui ne correspondait pas vraiment à l'heure du Soleil, dans la mesure où l'horloge de notre train donnait l'heure d'hiver de Moscou au lieu de l'heure d'été, dans la mesure où nous mangions et dormions de manière aléatoire et répétée pour tuer le temps ; nous avons fini par atteindre la Belle et Grande Moscou.

Nous avons été accueillis par Marie, une amie d'Aglaé qui vivait alors à Moscou, et qui nous a aidés à nous repérer dans cette belle et grande capitale historique.



Nous gardons des souvenirs émus du cimetière de Moscou, où les statues les plus improbables surmontent les tombes des plus illustres Russes (ici, le Ministre des Télécoms Soviétiques).
 

Puis, avec un étrange sentiment qui mélangeait la hâte de revenir au pays et la tristesse de quitter ce pays qui était devenu le nôtre, et qui s'appelait Voyage, ou Mouvement, ou Dépaysement, nous avons atteint la France, pays oublié, rare, où les gens parlent français, paient en euros, et se déplacent dans des voitures. Ça faisait bizarre, nous étions heureux et amaigris. Charles avait des cheveux décidément trop longs. Sa mère et son grand-père étaient là pour nous accueillir. Nous avons enfin pu vider ces sacs qui ont été pendant 6 mois nos maisons, nos fidèles compagnons et nos plus précieux alliés.


Ce blog beaucoup trop long est enfin achevé. A bientôt pour un prochain voyage !

mardi 14 juillet 2009

Un amour de Russe

Notre voyage en train n'a pas été particulièrement marqué par les échanges intellectuels. Entre la petite Jénia qui considérait que nous parlions russe, et qui nous parlait en conséquence, et sa mère qui restait mutique, il semblait que nos rudiments de chinois et notre anglais ne nous serviraient à rien. J'avais bien discutaillé avec un sympathique Chinois dans le couloir, qui était venu avec une mappemonde pour que je lui montre les pays que nous avions traversés, mais ça n'avait pas duré des heures.

Alors que nous pensions en rester là, le dernier jour de voyage apparut Andreï. En vérité il n'est pas totalement apparu dans la mesure où nous l'avions déjà aperçu, un grand homme mince et hirsute d'une quarantaine d'années, qui offrait des bonbons à la petite Jénia. Mais le dernier jour Andreï s'est mis à parler. Je pense que les précédents jours il n'était pas assez ivre pour sauter le pas, mais vraisemblablement vu la faible quantité d'air par litre d'alcool expiré, la vodka lui avait donné des forces.

Andreï m'amène dans l'entre-deux-wagons : il a à me parler. Quand j'écris le mot "parler", ça décrit mal notre mode de communication : Andreï parle une poignée de mots anglais, une poignée encore plus mince de mots allemands, et deux mots français (dont "Madame"). Et il mélange le tout dans une sauce de russe et d'accent russe, qui rend le tout digne des pires nanars d'espionnage des années 60 :

"Das is your Madame ? " "Ist he, niet, ist she franzosichska too ?"

En plus c'est très laborieux : Andreï passe de longues minutes à construire des phrases dont le début est déjà perdu pour lui dans des vapeurs de vodka. Malgré tout, je suis forcément tout excité à l'idée d'échanger à nouveau avec quelqu'un du coin. C'est d'une certaine manière notre première rencontre avec un Russe.

Le temps de l'échange
Entre ces deux wagons empuantis de la fumée de cigarette de tous les passagers du train, je commence par en apprendre beaucoup sur Andreï, cet homme à l'accent russe si prononcé. Ingénieur du rail russe, il voyage gratuitement dans ce Transsibérien, qui doit l'emmener voir sa mère à Saint-Pétersburg. Il m'apprend par le même coup que le train dans lequel nous sommes est de fabrication allemande ("old train, but good quality !" assène-t-il en martelant la carcasse), et arrête son cours d'ingénierie en me posant des questions sur ma personne.

Il apprend que j'étudie le cinéma. La belle affaire ! Ca s'étudie, le cinéma ? Instantanément, le meilleur de sa culture cinématographique revient à la surface.

- Ah french film, yes, I know french film. Two ! I know Nikita (il fait semblant de tirer à la mitraillette et bruite chaque balle, TOUTOUTOUTOU), yes, good Nikita ! And ich know "Emmanuelle", ah ah (il fait semblant de descendre son pantalon, avec des petits rires en coin), ah ah, french films.

(Traduction : Ah oui les films français, je connais films francais. Deux ! Je connais "Nikita" (il fait semblant de tirer à la mitraillette et de bruiter), oui, bien Nikita ! Et ich connais "Emmanuelle", ah ah (il fait semblant de descendre rapidement son pantalon, avec des petits rires en coin), ah ah, les films français. )

Je suis semi-atterré par l'image que Besson et le cinéma érotique ont donné de la France en Russie, mais suis surtout éclaté de rire (et j'ai eu très peur qu'il ne baisse véritablement son pantalon).

Le temps de la haine du passé
Et puis, je ne sais comment, nous en venons aux personnages français. Je m'attends à ce qu'il conspue Napoléon, non, il va chercher moins loin :
- Charrrles de Gaulle, BAD, BAD ! (en fait il prononce "bèèède, bèèède").
Il appuie ses paroles en tapant du poing sur sa paume d'un air barbare.

Je l'interroge sur les raisons de sa haine pour notre général qui a quand même été un des seuls à dialoguer avec l'URSS pendant la Guerre Pas Très Chaude. Il me ramène dans la cabine où Aglaé et la maman nous attendent. Il me demande de sortir du papier, un crayon, me fait des plans, crie, pleure. Il en ressort vite une évidence : certains Russes n'ont pas encore digéré la présence des Français (et donc de DeGaulle) à la conférence de Yalta (conférence des vainqueurs) en 1945. Car les Français avaient perdu, vous comprenez !

C'est l'occasion pour Aglaé et moi de nous prendre en pleine gueule une des réussites de la construction européenne : au fond, ici, la plupart des gens ne pensent plus avec amertume, regret ou colère à la guerre. Surtout, ceux qui n'avaient pas l'âge de la vivre, comme Andrei ou nous, s'en foutent la plupart du temps royalement. Les Russes, comme dans une moindre mesure les Américains, n'ont pas vraiment tourné la page : le livre reste là, ouvert sur une table, et on peut le consulter à tout moment.

Le temps de l'amour de la femme et de l'Amérique
Au moment où cette charge de haine contre nous-les-Français commencent à devenir aussi pesante que la présence de cet homme, Andreï fait à sa colère changer de direction. C'est le moment pour lui de lancer ses deux idées fortes :

1) AMERICA = BAD ! (bèèède). Les Américains sont des veaux, des chèvres, toujours gentils par fausseté, faux par amour du vice, crevards et hypocrites. Surtout, ils sont responsables de la Bombe Atomique sur le Japon, acte de barbarie qui en plus a empêché la Russie de conquérir l'île. Eh bien, vous Européens, vous Français, pourquoi vous êtes amis avec des gens aussi mauvais, alors que nous les Russes nous vous aimons, et nous voulons devenir Européens (et au passage vous intégrer dans notre sphère d'influence, où il a toujours fait bon vivre).

2) WOMEN = TRANSLATORS (traductrices) : la femme et la soeur d'Andreï étant des traductrices hors-paires, une évidence subtile s'est imposée à notre cher ami. D'un côté, les hommes ont des discussions d'hommes, car entre ingénieurs ils se comprennent. De l'autre côté, les femmes, qui ne peuvent comprendre les discussions d'hommes (Andreï a dit ça en regardant Aglaé dans les yeux), peuvent par contre traduire tous leurs dires.

Cela a donné quelques moments particulièrement drôles pour moi et énervants pour Aglaé, notamment Andreï m'invitant à venir dans sa cabine, mais (en montrant Aglaé) "elle, NON !". Puis plus tard, après qu'Aglaé se soit défendue d'être bête sans vraiment réussir à émouvoir le Russe, dès que ce dernier n'arrivait pas à s'exprimer, il lançait une phrase en russe avant de se tourner vers elle et lui lancer un tonitruant : "You, trrrranslate !" (toi, traduis).

A un moment, il faut le dire, nous en avons eu un peu assez de cette rencontre typique avec un Russe typique. En effet, le Russe typique c'est malheureusement ça, et la plupart des femmes russes vous le confirmeront : des machos racistes, bourrins et assez impolis, mais toujours alcooliques et généreux.

A propos d'alcoolisme, c'est ce qui nous a sauvés : à 17h, il s'est éclipsé de notre cabine. Motif : Andreï doit aller dormir afin de finir de dessaouler avant l'arrivée à Moscou, le lendemain matin à 4h.

Une belle rencontre.

vendredi 3 juillet 2009

Avant de passer 4 jours dans le train

Aglaé jouant dans les couvertures léopard de notre hôtel

Irkoutsk le 10 mai

Impossible de vraiment se lasser des maisons sibériennes en bois sculpté. Les peintures vives appliquées sur leurs façades contredisent toute impression caricaturale qu'on peut avoir d'une Sibérie grise et froide.


Le véritable choc du jour coïncide avec notre première visite d'une église orthodoxe. A l'intérieur, pas de longue travée, mais une petite salle carrée, bien plus petite que l'extérieur de l'église ne pouvait laisser croire. Des milliers d'icônes que des croyants passent leur temps à embrasser couvrent littéralement les murs. On voit des filles de pauvres moujiks russes s'arrêter devant chaque icône pour laisser un baiser mouillé sur la vitre qui les protègent.



Nous nous laissons aller à la visite calme de cette ville pas énervée, et nous arrêtons à nouveau dans un sympathique restaurant fin de siècle, devant l'opéra d'Irkoutsk. On sent partout la distance avec Moscou, une ambiance de poussière en train de retomber qui calme les nerfs et repose l'esprit. Une statue de Lénine semble avoir été oubliée dans un coin.


Courses titanesques pré-transsib' où nous sommes encore suivis la plupart du temps par un vigile patibulaire : nous achetons un nombre faramineux de nouilles instantanées pour survivre dans le train. Après avoir vidé le supermarché, direction la belle gare d'Irkoutsk. A l'intérieur, une certaine attente, il y a des familles partout, assises sur des valises à la taille formidable. Nous n'avons qu'une seule crainte : se retrouver dans nos cabines avec de tels paquets qui nous empêcheraient de caser nos sacs quelque part.
la gare d'Irkoutsk

J'observe le grand panneau récapitulatif des horaires des trains. C'est tout juste à la portée d'un Polytechniciens. Dans un déluge d'horaires, d'abréviations, de noms de ville, le panneau prend tout un pan de mur, faisant à peu près 10 mètres sur 4. Bien entendu, les horaires des départs d'Irkoutsk correspondent à l'heure de Moscou. Toutes les horloges de la gare donnent d'ailleurs cette fameuse heure de Moscou qui n'a aucun sens ici où le décalage est de 5h.

En attrapant notre train de "midi" à 17h, nous partons d'Irkutsk surpris enchantés de notre premier contact avec la Russie.

jeudi 2 juillet 2009

Baikal et Cie


Lytsvyanka le 9 mai

Nous passons une partie de la journée à rôder auprès du lac, le temps d'une balade sur une petite colline qui domine le grand Baikal. Promenade que nous faisons avec Elvanne et un Canadien, rencontré sur l'aire de minibus, et qui semblait un peu perdu. Francophone, ce dernier est particulièrement marrant ; il réalise un véritable tour du monde, et ne tarit pas d'histoires sympathiques sur son périple.

les jolis restaurants de Litsvyanka

La promenade nous fait grimper le long d'une voie de télésiège abandonnée pour l'été. Nous sommes pratiquement seuls, à part un couple de Russes qui viendra nous rejoindre en poussant des cris de joie. En effet, au croisement du fleuve qui vient d'Irkoutsk et du plus profond lac du monde, la vue est impressionnante. Une brume nous masque en partie les montagnes neigeuses de l'autre côté du lac, à la surface duquel brillent des milliers de morceaux de soleil. Il y a là sur une rambarde des milliers de bouts de tissus noués ; probablement une superstition du coin, suivie par les touristes qui passent.

Nous passons de longues minutes à observer les alentours tels des enfants ahuris.

En redescendant nous remarquons une espèce de loutre qui nage près de la rive. Aglaé est persuadée que c'est l'un des rares spécimens de phoque d'eau douce qui habitent près du lac ; je préfère ne pas la contredire.

Nous prenons un déjeuner "typique" : la spécialité du lac étant l'omul séché (sorte de truite locale) il n'y a que ça à manger sur le marché local. Nous y allons à reculons étant donné l'odeur éprouvante de poisson qui flotte dans l'air, mais c'est proprement délicieux.
omul séché et bière locale

Après avoir dit au-revoir à Elvanne, au Canadien qui prendra notre place dans le chalet et à Youri (torse nu, il nous fait signe de la main à travers sa fenêtre lorsque nous partons), nous mettons les voiles sur Irkoutsk, ville que nous voulons visiter avant notre départ vers Moscou.
Les fantastiques maisons des nouveaux riches russes

Une belle ville sibérienne
Nous sommes surpris de constater que le chauffeur du bus qui nous ramène à Irkoutsk est le même que la veille, et qu'il nous regarde toujours avec le même sourire un peu en biais. L'espion russe n'est plus là, par contre. Nous achetons le ticket de bus dans l'office du tourisme qui était fermé la veille. L'office de tourisme de Litsvyanka est... minimaliste : sis dans une minuscule maison en bois isolée sur le port c'est un grand bureau avec une table et une chaise. Et c'est tout. Nous doutons de l'intérêt de ce bureau.

Nous dénichons un minuscule hôtel très confortable juste à côté de la gare routière d'Irkoutsk. C'est un grand bâtiment en bois qui fait aussi restaurant. Je ne saurai jamais si ce n'était pas aussi un hôtel de passe ou quelque chose de douteux dans le genre : intuition née de plusieurs évènements étranges, le premier étant les gros molosses qui vont prendre leur douche dans le sous-sol (mais bon tous les hommes du coin sont comme ça aussi), le second étant le fait que lorsque je me lavais les dents une femme est venue pour aller aux toilettes mitoyens : un homme était venu l'accompagner jusque là (l'accompagner aux toilettes !) et restait au seuil de la salle de bains, à me regarder d'un air neutre et pas très rassurant, comme s'il me soupçonnait à moitié de vouloir aller mater sa copine dans les toilettes.



Une petite promenade au coucher du soleil nous permettra d'avoir un bel aperçu de la ville d'Irkoutsk : alors que les façades se mettent à rougeoyer, nous passons entre les vieilles maisons en bois aux volets sculptés qui font la renommée de l'architecture sibérienne. Surtout en arrivant dans ce centre-ville parcouru de vieux trams nous voyons pour la première fois des Bulbes d'Eglise Russe Orthodoxe !

Pour certains cet enthousiasme immodéré apparaîtra un peu idiot. Mais je vous jure lorsque vous apercevez pour la première fois, au coin d'un toit, au coin d'une rue, derrière une barrière, une église aux murs blancs encadrés de briques roses, avec des formes très étudiées, très recherchées, et que sur cet espèce de gâteau de mariage vous apercevez les bulbes en or... eh bien vous vous dites que ça y est c'est fait vous êtes en Russie.

J'ai eu du mal à retenir l'enthousiasme d'Aglaé, surtout que le mien était parti batifoler pendant ce temps et nous avons mis un temps fous à les retrouver ils s'étaient cachés sous une voiture.

Incroyable : nous recroisons les 2 Hollandais déjà rencontrés deux fois. Probablement des espions russes chargés de nous surveiller.

Nous rentrons dans un joli restaurant entièrement décoré comme à la Belle Epoque (à part la serveuse mongole très timide et très souriante), et comprenons que ce n'était pas un hasard en Mongolie : les Russes comme leurs voisins vouent quasiment un culte à la décoration des restaurants et des bars. Froid oblige : lorsqu'il fait -50°C dehors, vous devez vous retrouver dans des tripots, et si les tripots sont aussi glauques qu'en Chine, c'est la pendaison assurée.

On m'avait fait très peur en me dépeignant des cantines russes horribles où l'on te forçait à ingurgiter du gruau moisi. En fait on mange très bien en Russie depuis la fin de l'époque communiste.

lundi 29 juin 2009

Mes amis Youri, la réceptionniste blonde et la Française d'Afghanistan

Litsvyanka, le 8 mai

C'est un peu au hasard que nous avons déniché cette adresse. Des écriteaux marqués en anglais indiquaient une sorte d'auberge, mais il avait aussi le mot "appartement". Un peu perdus dans ce village (nous n'avons pas de plan), nous nous étions dits que nous pourrions toujours tenter ça.

Alors que nous allons taper à la porte d'un petit chalet en bois perdu derrière une barre d'immeuble, une fenêtre s'ouvre à l'étage dudit immeuble. Un homme nous crie en russe quelque chose. Sa tête disparaît, une seconde plus tard, il sort de l'immeuble. C'est un gros homme souriant et débonnaire, bouillant d'énergie.

Youri (c'est son nom) ne répond pas à nos vagues questions en russe : il se saisit d'une grosse clé, nous fait visiter l'appartement qu'il loue. C'est un minuscule chalet, tout en bois, avec deux grandes chambres, une cuisine et une salle de bains en état de fonction : bref, un truc très mignon. Il court dans tous les coins, nous montre le chauffage, l'eau chaude, les draps, tout. Il ne parle pas anglais, ou si peu, mais se fait comprendre avec des grands gestes, ou bien en répétant un mot en russe. Son spectacle est drôle, et il se fait plutôt bien comprendre.

Youri se comporte comme si nous avions dit "oui", alors que, ne sachant pas combien il loue ce petit appartement, et se doutant que c'est au-dessus de nos moyens, je ne suis pas très partant. Au bout de la cinquième fois que nous lui demandons le prix, il me demande un carnet et un stylo. Il réfléchit, puis entame un speech en russe. Il écrit "3000 roubles", chiffre qu'il raye immédiatement en disant "student price", puis écrit "2000 Roubles" : oui, il marchande tout seul. Nous le regardons médusés.

Je propose moins, il accepte en nous serrant la main, après avoir fait baisser son chiffre de départ de 50%. Nous n'en revenons pas d'avoir ce petit appartement, qui nous fait enfin nous sentir un peu chez nous !


Paperasserie russe (pléonasme)
Un dernier truc nous chiffonne cependant : chaque visiteur en Russie doit, à son arrivée sur le territoire, se faire enregistrer par la police, puis dans chaque nouvel endroit où il reste plus de 72 h. En réalité cette règle, héritée des temps joyeux de la bureaucratie soviétique, est le prétexte à des trafics en tout genre. Les grands hôtels enregistrent automatiquement et gratuitement leurs clients, mais les petits hôtels font généralement payer ce service... ou sinon il faut s'adresser à d'autres hôtels, qui le font contre des sommes d'argent plus ou moins grandes selon l'humeur.

Or il est évident que l'ami Youri, qui loue sûrement son appartement au black, ne nous enregistrera pas. Nous lui demandons mais il nous répond une chose vraie : c'est trop tard pour aujourd'hui, demain c'est un jour de fête nationale (capitulation de l'Allemagne nazie), et après c'est dimanche, donc impossible de nous enregistrer.

Aglaé n'est pas très rassurée : si nous nous faisons contrôler par des policiers, cela arrive souvent qu'ils demandent le certificat d'enregistrement, et nous ne pourrons le leur montrer. Ca risque de finir par une grosse amende, qui finira dans la poche dudit policier. La quête d'un enregistrement oriente donc notre balade au village.

Premier essai, une auberge de jeunesse : le patron ne parle pas anglais, appelle sa femme. Celle-ci arrive avec une tête d'enterrement : "Vous voulez quoi ?"
- Euh... enregistement ?
- Vous voulez une chambre ?
- Euh, non, juste l'enregistrement.
La femme nous claque la porte au nez sans répondre. Quel accueil ! Alors que nous commençons à partir, le mari ouvre la porte timidement, chuchote : "vous devez être clients pour être enregistrés" et la referme, à demi-honteux de cette désobéissance à son molosse de femme.

Deuxième essai, la poste : nous demandons "enregistrement ?", la préposée soupire et hausse les yeux au ciel. Pas d'autre réponse. Nous nous en allons, dépités : est-ce que les Russes gentils existent ?

Au hasard de notre promenade sur l'inoubliable front de mer de Litsvyanka (ah la vue, mais quelle vue !), nous croisons à nouveau les deux Hollandais rencontrés le matin même à la gare d'Irkoutsk. Quel petit monde ! Nous discutons un moment avec eux. Ils sont dans un petit hôtel complètement vide, en bordure du village. Peut-être pourrons-nous obtenir un enregistrement sur place...

Avant de les suivre, nous achetons du pain pour le lendemain, dans un supermarché soviétique. Le concept du supermarché soviétique est étonnant : ce n'est pas vous qui choisissez des produits avant de les amener à la caisse, c'est la caissière qui va chercher les produits que vous indiquez. Façon de faire évidemment anti-productive, chaque client monopolisant la caissière plus longtemps, mais cela semble être une mesure de méfiance contre le vol...

(cela dit, en Asie, nous étions toujours suivis par les vigiles dans les supermarchés !)


Le sourire d'une blonde
L'hôtel des Hollandais est effectivement complètement vide, c'est un grand resort en bois, tout neuf, tout déprimant. Après de longs couloirs, nous atterrissons à l'accueil. D'un côté, une femme très laide regarde la télévision avec un air buté. De l'autre, la Russe qui sauve tous les Russes : une jeune belle blonde aux yeux bleus souriante !

Nous lui parlons avec angoisse, car autant le dire, nous nous attendons à nous faire jeter comme des malpropres. Elle écoute notre requête, nous répond dans un anglais parfait que c'est impossible pour elle de faire ça maintenant. Mais elle nous dit qu'elle va se renseigner sur notre situation.

Pardon ?

Avant que nous n'ayons le temps de réagir, elle empoigne son téléphone et passe une série d'appels. Elle contacte tous les hôtels d'Irkoutsk. Parle. Attend, rappelle. Bref, elle semble complètement dévouée à deux inconnus, qui plus est qui ne sont pas clients de l'hôtel... Nous n'en revenons pas. Elle raccroche, et nous informe que nous n'avons pas de soucis à nous faire : le train qui nous emmènera à Moscou part d'Irkoutsk moins de 72 heures après notre arrivée, donc il n'y a pas besoin d'enregistrement. Elle est formelle. Nous pouvons enfin souffler.

Cette jeune femme blonde engage ensuite la discussion. En apprenant que nous sommes Français, ses yeux s'illuminent. Elle commence à nous parler de l'alliance française d'Irkoutsk, qui est très dynamique. Elle évoque avec envie et bonheur une amie à elle, qui s'est mariée à un Français. En gros, il est évident qu'elle rêve de rencontrer des Français (comme moi), afin de sortir de son trou, et d'éviter les hommes russes.

(ah nous ne vous l'avons pas dit ? de l'aveu des femmes russes, de TOUTES les femmes russes, les hommes russes sont juste irrécupérables : violents, très souvent alcooliques, toujours machos, ils sont la cause d'une recherche éperdue de maris étrangers, de la part des femmes russes)

(ah on ne vous l'a pas dit non plus ? A cause de l'alcoolisme et du suicide, l'espérance de vie des hommes russes est de 12 ans inférieure à celle des femmes russes)


En gros cette femme, que nous quittons à regret tant sa gentillesse nous impressionne, cette femme dis-je est jalouse d'Aglaé.

Nous dînons sans Elvanne dans un petit restaurant en bord de lac. Il n'y a que deux plats possibles, le vlov ou la shashlik. N'ayant aucune idée de ce que ça peut être je commande les deux, nous nous retrouvons avec une brochette et du riz huilé aux légumes. Ca aurait pu être pire.

Pendant le dîner nous regardons autour de nous ces Russes. Les hommes sont de manière générale affreux, les femmes magnifiques. Tous ont les yeux bleus. Comme nous sommes prêts de territoires historiquement mongols un bon paquet de gens a des traits asiatiques. Eux n'ont pas les yeux bleus. Tous nous fascinent.

Une femme de tête
La soirée se passera à discuter avec Elvanne. Cette femme de tête a une longue vie derrière elle. En gros elle accepte n'importe quel emploi à l'étranger : elle a donc passé un an en Afghanistan, a travaillé en Argentine et sort d'un an en Malaisie. Elle a bien sûr des milliers d'anecdotes à raconter ce qui rajouté à son sens de l'humour rendra la soirée délicieuse.

La joie de la bureaucratie russe

Irkoutsk, le 8 mai

"Arrivée en Russie par une aube grise, sous une pluie glacée."

J'aurais rêvé pouvoir employer une autre phrase pour décrire notre premier contact avec le pays russe, mais impossible de faire autrement. Fatigués d'un réveil peu tardif, c'est non sans galères que nous trouvons le guichet pour acheter des billets Irkoutsk-Moscou. Comme dans l'épisode de la Maison des Fous de Astérix aux Jeux Olympiques, nous sommes renvoyés de guichets en guichets. Lesdits guichets sont tenus par des femmes russes typiques : un air déprimé masque mal leur désespoir existentiel, et c'est avec lassitude qu'elles nous indiquent le chemin à suivre.

A noter que notre niveau en russe (ou plutôt notre absence de niveau en russe) ne nous a pas empêché de ruser pour nous faire comprendre. Nous avons recopié en cyrillique des phrases toutes faites pour réserver un billet, phrases que nous avons trouvées dans notre guide, et avons ajouté notre destination en Cyrillique : Москва.

Le véritable guichet se trouve à l'étage de la gare, dans un grand salon chic (mais pourquoi ?). Nous devons attendre quelques dizaines de minutes, car il ouvre à 8h. En allant chercher de l'argent au distributeur automatique, je croise une jeune femme européenne qui était dans notre wagon. Nous n'avions pas eu l'occasion de discuter, mais je me doute bien que vu son air perdu, elle cherche le même guichet que nous.

Je l'aborde en anglais, elle me répond avec un fort accent français : elle vient de notre pays ! Il s'agit d'Elvanne, qui va nous accompagner pendant deux jours.

Suite des mésaventures de la bureaucratie russe : à l'ouverture du guichet nous nous précipitons avec notre papier. La jeune femme, lasse dès l'ouverture du guichet, nous donne les horaires possibles pour notre jour de départ. Horreur ! Le seul train disponible roule pendant 4 nuits et trois jours, et arrive à Moscou à 4h du matin, au lieu du train que nous croyions pouvoir prendre, qui ne roule "que" trois nuits, et arrive à des heures décentes. Calamité !

Encore une fois nous devrons prendre un train plus long que prévu. Nous regardons les prix, et là c'est la surprise : les billets coûtent trois fois moins cher que prévu ! Normalement un billet Moscou-Irkoutsk coûte environ 250 euros, là ça coûte environ 90 euros. La faute aux taux de change peut-être (le rouble a beaucoup baissé par rapport à l'euro), la faute à un train plus lent surtout. Mais quand bien même, nous sommes assez hallucinés, car il s'agit de la deuxième classe, avec cabines fermées, etc.

Après avoir un peu réfléchi, car l'arrivée à 4h du matin ne nous enchante pas, nous acceptons notre sort : après tout, rester plus longtemps dans le train ne fera que rallonger l'expérience Transsibérien dont nous rêvions, non ? Revenus au guichet, nous apprenons la plus étrange des nouvelles : après n'avoir rien compris à ce que nous dit la guichetière qui nous montre une horloge, nous déduisons que son guichet, qui ouvre à 8h, ne vend pas de billets avant 9h00.

Une question nous ronge encore : mais pourquoi ouvre-t-elle si elle ne peut pas vendre de billets.

Après être allés boire un café avec Elvanne, qui a retiré sa réservation et nous accompagne pour nous supporter, nous retournons à la charge du guichet n°3. Il est 9h15, mais la dame nous annonce qu'elle ferme.

Récapitulons s'il vous plaît.
- le guichet ouvre à 8h
- il ne vend rien jusqu'à 9h
- il ferme à 9h15.

Logique.

Lumière
Entretemps un autre guichet a ouvert juste à côté. Dans la queue, nous faisons connaissance avec deux Hollandais, deux beaux garçons, souriants, francophones et sympathiques. Quand notre tour vient, le cinéma du papier en cyrillique recommence, mais cette fois-ci la dame, qui connaît une poignée de mots en anglais et ose s'en servir, est souriante, disponible et accueillante. Une véritable source d'espoir, surtout pour moi qui n'avait que des souvenirs immondes de mon passage à l'aéroport de Moscou, un an auparavant.

Une fois les précieux billets en notre possession, nous partons direction Litsvyanka. Pour la première fois du voyage depuis l'Inde, nous n'avons plus aucune démarche bureaucratique à faire : plus de billets à acheter, plus de visas, plus rien ! Ah la tranquillité d'esprit !


Trams et minibus
Accompagnés d'Elvanne, qui se rend dans le même village que nous, nous traversons la ville en tram afin de rejoindre la gare routière. Tout est différent et nouveau pour nous : les maisons en bois sculptées, le fait de ne plus être remarqués comme touristes (tout le monde est Blanc), les trams, le fait même que tout semble vieux et rempli d'histoire. Nous sommes enchantés de toute cette européanité.

A peine le temps d'admirer le charme d'Irkoutsk, et nous voilà déjà dans un minibus en direction du village de Litsvyanka, et du lac Baïkal que le bourg borde. C'est un Russe carré comme une armoire à glace, et qui parle un anglais parfait (probablement un ancien espion !), qui nous a sauvé de grosses incompréhensions en nous expliquant les tarifs du bus. Nous sommes effarés : comme en Chine, personne ne parle anglais en Russie !

Le lac le plus profond du monde !
Le lac Baïkal, où nous arrivons après une course de minibus effrenée, est splendide. Au bout d'une plaine d'eau qui évoque plus une mer qu'un lac, une rangée sans fin de montagnes enneigées semble tremper ses pieds dans l'eau, comme les dents d'une machoire dont le lac serait le palais.

Je suis médusé. Le village, qui se développe à vitesse grand V à cause du tourisme, est aujourd'hui complètement endormi : nous sommes hors-saison. Vous êtes déjà allés dans une station balnéaire hors-saison ? L'ambiance qui y règne est délicieuse et mélancolique, un peu comme un joli village fantôme.

Les petites baraques en bois sculpté semblent sorties d'un conte de fées. Quelques hommes coupent du bois, des adolescents blonds se promènent, l'oeil un peu sauvage. Nous sommes bien en Sibérie !

C'est à ce moment que nous faisons la connaissance de Youri...

Sur les chemins de la contrebande : Ulan-Bator --> Irkoutsk


6 - 8 mai
36 heures de train

La providnitsa nous conduit dans notre cabine. Elle est occupée par une charmante dame australienne. C'est une prof retraitée très pimpante et d'une charmante conversation. Elle a un petit côté british quand elle s'exclame toutes les 5 minutes : "Oh, lovely !"

Les steppes mongoles défilent par la fenêtre, nous "cuisinons" nos habituelles nouilles instantanées, et nous montrons comment les cuire à notre voisine héberluée. Le voyage semble devoir être sans surprise. Mais à l'approche de la frontière, un quatrième passager arrive dans notre cabine, introduit par la provodnitsa. C'est une dame mongole qui semble extrêmement chargée de sacs. Elle nous fait un petit sourire en coin puis se met au travail...

Elle sort d'abord des habits de sport neufs. Elle arrache les étiquettes, les jette puis retourne joggings et T-shirts pour qu'ils ressemblent à du linge sale. Elle sort ensuite toute une série de sacs de sports neufs et les range les uns dans les autres, comme des poupées russes, jusqu'à ce qu'ils ne forment plus que deux gros sacs. Elle range les habits neufs en boule dedans.
Puis elle passe aux produits alimentaires: d'abord des paquets de thé chinois qu'elle dissimule ici et là, puis une douzaine de bouteilles de whisky, et pas n'importe lequel : du Chivas Regal ! Elle plie soigneusement les boîtes en carton de chaque bouteille et les cache dans des sacs. Elle fait ensuite disparaître les bouteilles une à une, dont une au fond de son sac à main.
Une autre dame mongole, qui exerce apparemment la même activité, passe de temps en temps la voir. La providnista a l'air de bien s'entendre avec elles ; elle trouve sans aucun doute son intérêt dans ce trafic.
Notre contrebandière finit son œuvre en soupoudrant les coins sombres du compartiment de baskets neuves et de casquettes de marque (toujours empilées en mode poupées gigognes).

Nous faisons part de ces événements à la bonne dame australienne plongée dans son livre. Elle est affolée et semble avoir des palpitations. A l'évidence, c'est le plus grand morceau d'aventure de sa vie paisible. Ce manège nous fait quant à nous bien rire et nous engageons des paris : je souhaite le succès de la contrebandière mongole, Charly prend le parti du douanier russe qui ne va pas tarder à arriver.

Nous attendons avec impatience la frontière. De toute façon nous allons y passer des heures inutiles ; un peu de suspense est le bienvenu !

Le passage des officiers de l'immigration se passe bien. C'est plutôt nous qui sommes stressés de ne pas avoir coché le bonne case d'un formulaire russe un peu obscur. Le douanier arrive enfin, avec son regard bleu acier et son élégant uniforme. La contrebandière mongole est un peu fébrile, la dame australienne est tellement stressée qu'elle ne comprend pas quand il lui demande d'où elle vient, nous répondons à cette même question puis retenons notre souffle.

Le douanier demande en russe à la dame mongole d'ouvrir son sac, elle transpire le stress et s'exécute en lançant un flot de paroles en russe. Elle est très forte et ne fait surgir de son cabas qu'un amas de vêtement. Mais le douanier a déjà détourné le regard pour remarquer une basket rose fluo et flambant neuve mal dissimulée. Charly esquisse déjà un demi-sourire de victoire.

Nous avons les yeux rivés sur la scène. La dame mongole parle, parle, parle puis rassemble ses deux mains comme si elles étaient menottées. Le douanier répond des choses en russe puis... tourne les talons, sans fouiller les autres sacs ! Aucun billet n'a été glissé dans sa main - nous en sommes certains. Pourquoi est-il parti ? Le mystère demeure mais j'ai gagné le pari !

Le passage de la frontière se passe sans autre fait notable, si ce n'est des toilettes fermés pendant de longues heures et la présence de changeurs à l'air et aux taux louches. Nous quittons la frontière à la nuit tombée, la contrebandière mongole a disparu.

La nuit tombe, nous allons louper la magnifique vue sur le lac Baïkal !

Charly se lève quand même à 4h30 du mat' pour voir si on aperçoit le lac, mais on ne voit rien et il se rendort aussitôt. Je me relève un peu plus tard mais on n'aperçoit rien de plus que des bouleaux. Tant pis ! Nous approchons de notre premier arrêt en Russie : Irkoutsk, tout le monde descend !


Et pour finir, nous vous laissons contempler l'inénarrable classe russe (deux voyageurs de notre compartiment) :