mardi 14 juillet 2009

Un amour de Russe

Notre voyage en train n'a pas été particulièrement marqué par les échanges intellectuels. Entre la petite Jénia qui considérait que nous parlions russe, et qui nous parlait en conséquence, et sa mère qui restait mutique, il semblait que nos rudiments de chinois et notre anglais ne nous serviraient à rien. J'avais bien discutaillé avec un sympathique Chinois dans le couloir, qui était venu avec une mappemonde pour que je lui montre les pays que nous avions traversés, mais ça n'avait pas duré des heures.

Alors que nous pensions en rester là, le dernier jour de voyage apparut Andreï. En vérité il n'est pas totalement apparu dans la mesure où nous l'avions déjà aperçu, un grand homme mince et hirsute d'une quarantaine d'années, qui offrait des bonbons à la petite Jénia. Mais le dernier jour Andreï s'est mis à parler. Je pense que les précédents jours il n'était pas assez ivre pour sauter le pas, mais vraisemblablement vu la faible quantité d'air par litre d'alcool expiré, la vodka lui avait donné des forces.

Andreï m'amène dans l'entre-deux-wagons : il a à me parler. Quand j'écris le mot "parler", ça décrit mal notre mode de communication : Andreï parle une poignée de mots anglais, une poignée encore plus mince de mots allemands, et deux mots français (dont "Madame"). Et il mélange le tout dans une sauce de russe et d'accent russe, qui rend le tout digne des pires nanars d'espionnage des années 60 :

"Das is your Madame ? " "Ist he, niet, ist she franzosichska too ?"

En plus c'est très laborieux : Andreï passe de longues minutes à construire des phrases dont le début est déjà perdu pour lui dans des vapeurs de vodka. Malgré tout, je suis forcément tout excité à l'idée d'échanger à nouveau avec quelqu'un du coin. C'est d'une certaine manière notre première rencontre avec un Russe.

Le temps de l'échange
Entre ces deux wagons empuantis de la fumée de cigarette de tous les passagers du train, je commence par en apprendre beaucoup sur Andreï, cet homme à l'accent russe si prononcé. Ingénieur du rail russe, il voyage gratuitement dans ce Transsibérien, qui doit l'emmener voir sa mère à Saint-Pétersburg. Il m'apprend par le même coup que le train dans lequel nous sommes est de fabrication allemande ("old train, but good quality !" assène-t-il en martelant la carcasse), et arrête son cours d'ingénierie en me posant des questions sur ma personne.

Il apprend que j'étudie le cinéma. La belle affaire ! Ca s'étudie, le cinéma ? Instantanément, le meilleur de sa culture cinématographique revient à la surface.

- Ah french film, yes, I know french film. Two ! I know Nikita (il fait semblant de tirer à la mitraillette et bruite chaque balle, TOUTOUTOUTOU), yes, good Nikita ! And ich know "Emmanuelle", ah ah (il fait semblant de descendre son pantalon, avec des petits rires en coin), ah ah, french films.

(Traduction : Ah oui les films français, je connais films francais. Deux ! Je connais "Nikita" (il fait semblant de tirer à la mitraillette et de bruiter), oui, bien Nikita ! Et ich connais "Emmanuelle", ah ah (il fait semblant de descendre rapidement son pantalon, avec des petits rires en coin), ah ah, les films français. )

Je suis semi-atterré par l'image que Besson et le cinéma érotique ont donné de la France en Russie, mais suis surtout éclaté de rire (et j'ai eu très peur qu'il ne baisse véritablement son pantalon).

Le temps de la haine du passé
Et puis, je ne sais comment, nous en venons aux personnages français. Je m'attends à ce qu'il conspue Napoléon, non, il va chercher moins loin :
- Charrrles de Gaulle, BAD, BAD ! (en fait il prononce "bèèède, bèèède").
Il appuie ses paroles en tapant du poing sur sa paume d'un air barbare.

Je l'interroge sur les raisons de sa haine pour notre général qui a quand même été un des seuls à dialoguer avec l'URSS pendant la Guerre Pas Très Chaude. Il me ramène dans la cabine où Aglaé et la maman nous attendent. Il me demande de sortir du papier, un crayon, me fait des plans, crie, pleure. Il en ressort vite une évidence : certains Russes n'ont pas encore digéré la présence des Français (et donc de DeGaulle) à la conférence de Yalta (conférence des vainqueurs) en 1945. Car les Français avaient perdu, vous comprenez !

C'est l'occasion pour Aglaé et moi de nous prendre en pleine gueule une des réussites de la construction européenne : au fond, ici, la plupart des gens ne pensent plus avec amertume, regret ou colère à la guerre. Surtout, ceux qui n'avaient pas l'âge de la vivre, comme Andrei ou nous, s'en foutent la plupart du temps royalement. Les Russes, comme dans une moindre mesure les Américains, n'ont pas vraiment tourné la page : le livre reste là, ouvert sur une table, et on peut le consulter à tout moment.

Le temps de l'amour de la femme et de l'Amérique
Au moment où cette charge de haine contre nous-les-Français commencent à devenir aussi pesante que la présence de cet homme, Andreï fait à sa colère changer de direction. C'est le moment pour lui de lancer ses deux idées fortes :

1) AMERICA = BAD ! (bèèède). Les Américains sont des veaux, des chèvres, toujours gentils par fausseté, faux par amour du vice, crevards et hypocrites. Surtout, ils sont responsables de la Bombe Atomique sur le Japon, acte de barbarie qui en plus a empêché la Russie de conquérir l'île. Eh bien, vous Européens, vous Français, pourquoi vous êtes amis avec des gens aussi mauvais, alors que nous les Russes nous vous aimons, et nous voulons devenir Européens (et au passage vous intégrer dans notre sphère d'influence, où il a toujours fait bon vivre).

2) WOMEN = TRANSLATORS (traductrices) : la femme et la soeur d'Andreï étant des traductrices hors-paires, une évidence subtile s'est imposée à notre cher ami. D'un côté, les hommes ont des discussions d'hommes, car entre ingénieurs ils se comprennent. De l'autre côté, les femmes, qui ne peuvent comprendre les discussions d'hommes (Andreï a dit ça en regardant Aglaé dans les yeux), peuvent par contre traduire tous leurs dires.

Cela a donné quelques moments particulièrement drôles pour moi et énervants pour Aglaé, notamment Andreï m'invitant à venir dans sa cabine, mais (en montrant Aglaé) "elle, NON !". Puis plus tard, après qu'Aglaé se soit défendue d'être bête sans vraiment réussir à émouvoir le Russe, dès que ce dernier n'arrivait pas à s'exprimer, il lançait une phrase en russe avant de se tourner vers elle et lui lancer un tonitruant : "You, trrrranslate !" (toi, traduis).

A un moment, il faut le dire, nous en avons eu un peu assez de cette rencontre typique avec un Russe typique. En effet, le Russe typique c'est malheureusement ça, et la plupart des femmes russes vous le confirmeront : des machos racistes, bourrins et assez impolis, mais toujours alcooliques et généreux.

A propos d'alcoolisme, c'est ce qui nous a sauvés : à 17h, il s'est éclipsé de notre cabine. Motif : Andreï doit aller dormir afin de finir de dessaouler avant l'arrivée à Moscou, le lendemain matin à 4h.

Une belle rencontre.

vendredi 3 juillet 2009

Avant de passer 4 jours dans le train

Aglaé jouant dans les couvertures léopard de notre hôtel

Irkoutsk le 10 mai

Impossible de vraiment se lasser des maisons sibériennes en bois sculpté. Les peintures vives appliquées sur leurs façades contredisent toute impression caricaturale qu'on peut avoir d'une Sibérie grise et froide.


Le véritable choc du jour coïncide avec notre première visite d'une église orthodoxe. A l'intérieur, pas de longue travée, mais une petite salle carrée, bien plus petite que l'extérieur de l'église ne pouvait laisser croire. Des milliers d'icônes que des croyants passent leur temps à embrasser couvrent littéralement les murs. On voit des filles de pauvres moujiks russes s'arrêter devant chaque icône pour laisser un baiser mouillé sur la vitre qui les protègent.



Nous nous laissons aller à la visite calme de cette ville pas énervée, et nous arrêtons à nouveau dans un sympathique restaurant fin de siècle, devant l'opéra d'Irkoutsk. On sent partout la distance avec Moscou, une ambiance de poussière en train de retomber qui calme les nerfs et repose l'esprit. Une statue de Lénine semble avoir été oubliée dans un coin.


Courses titanesques pré-transsib' où nous sommes encore suivis la plupart du temps par un vigile patibulaire : nous achetons un nombre faramineux de nouilles instantanées pour survivre dans le train. Après avoir vidé le supermarché, direction la belle gare d'Irkoutsk. A l'intérieur, une certaine attente, il y a des familles partout, assises sur des valises à la taille formidable. Nous n'avons qu'une seule crainte : se retrouver dans nos cabines avec de tels paquets qui nous empêcheraient de caser nos sacs quelque part.
la gare d'Irkoutsk

J'observe le grand panneau récapitulatif des horaires des trains. C'est tout juste à la portée d'un Polytechniciens. Dans un déluge d'horaires, d'abréviations, de noms de ville, le panneau prend tout un pan de mur, faisant à peu près 10 mètres sur 4. Bien entendu, les horaires des départs d'Irkoutsk correspondent à l'heure de Moscou. Toutes les horloges de la gare donnent d'ailleurs cette fameuse heure de Moscou qui n'a aucun sens ici où le décalage est de 5h.

En attrapant notre train de "midi" à 17h, nous partons d'Irkutsk surpris enchantés de notre premier contact avec la Russie.

jeudi 2 juillet 2009

Baikal et Cie


Lytsvyanka le 9 mai

Nous passons une partie de la journée à rôder auprès du lac, le temps d'une balade sur une petite colline qui domine le grand Baikal. Promenade que nous faisons avec Elvanne et un Canadien, rencontré sur l'aire de minibus, et qui semblait un peu perdu. Francophone, ce dernier est particulièrement marrant ; il réalise un véritable tour du monde, et ne tarit pas d'histoires sympathiques sur son périple.

les jolis restaurants de Litsvyanka

La promenade nous fait grimper le long d'une voie de télésiège abandonnée pour l'été. Nous sommes pratiquement seuls, à part un couple de Russes qui viendra nous rejoindre en poussant des cris de joie. En effet, au croisement du fleuve qui vient d'Irkoutsk et du plus profond lac du monde, la vue est impressionnante. Une brume nous masque en partie les montagnes neigeuses de l'autre côté du lac, à la surface duquel brillent des milliers de morceaux de soleil. Il y a là sur une rambarde des milliers de bouts de tissus noués ; probablement une superstition du coin, suivie par les touristes qui passent.

Nous passons de longues minutes à observer les alentours tels des enfants ahuris.

En redescendant nous remarquons une espèce de loutre qui nage près de la rive. Aglaé est persuadée que c'est l'un des rares spécimens de phoque d'eau douce qui habitent près du lac ; je préfère ne pas la contredire.

Nous prenons un déjeuner "typique" : la spécialité du lac étant l'omul séché (sorte de truite locale) il n'y a que ça à manger sur le marché local. Nous y allons à reculons étant donné l'odeur éprouvante de poisson qui flotte dans l'air, mais c'est proprement délicieux.
omul séché et bière locale

Après avoir dit au-revoir à Elvanne, au Canadien qui prendra notre place dans le chalet et à Youri (torse nu, il nous fait signe de la main à travers sa fenêtre lorsque nous partons), nous mettons les voiles sur Irkoutsk, ville que nous voulons visiter avant notre départ vers Moscou.
Les fantastiques maisons des nouveaux riches russes

Une belle ville sibérienne
Nous sommes surpris de constater que le chauffeur du bus qui nous ramène à Irkoutsk est le même que la veille, et qu'il nous regarde toujours avec le même sourire un peu en biais. L'espion russe n'est plus là, par contre. Nous achetons le ticket de bus dans l'office du tourisme qui était fermé la veille. L'office de tourisme de Litsvyanka est... minimaliste : sis dans une minuscule maison en bois isolée sur le port c'est un grand bureau avec une table et une chaise. Et c'est tout. Nous doutons de l'intérêt de ce bureau.

Nous dénichons un minuscule hôtel très confortable juste à côté de la gare routière d'Irkoutsk. C'est un grand bâtiment en bois qui fait aussi restaurant. Je ne saurai jamais si ce n'était pas aussi un hôtel de passe ou quelque chose de douteux dans le genre : intuition née de plusieurs évènements étranges, le premier étant les gros molosses qui vont prendre leur douche dans le sous-sol (mais bon tous les hommes du coin sont comme ça aussi), le second étant le fait que lorsque je me lavais les dents une femme est venue pour aller aux toilettes mitoyens : un homme était venu l'accompagner jusque là (l'accompagner aux toilettes !) et restait au seuil de la salle de bains, à me regarder d'un air neutre et pas très rassurant, comme s'il me soupçonnait à moitié de vouloir aller mater sa copine dans les toilettes.



Une petite promenade au coucher du soleil nous permettra d'avoir un bel aperçu de la ville d'Irkoutsk : alors que les façades se mettent à rougeoyer, nous passons entre les vieilles maisons en bois aux volets sculptés qui font la renommée de l'architecture sibérienne. Surtout en arrivant dans ce centre-ville parcouru de vieux trams nous voyons pour la première fois des Bulbes d'Eglise Russe Orthodoxe !

Pour certains cet enthousiasme immodéré apparaîtra un peu idiot. Mais je vous jure lorsque vous apercevez pour la première fois, au coin d'un toit, au coin d'une rue, derrière une barrière, une église aux murs blancs encadrés de briques roses, avec des formes très étudiées, très recherchées, et que sur cet espèce de gâteau de mariage vous apercevez les bulbes en or... eh bien vous vous dites que ça y est c'est fait vous êtes en Russie.

J'ai eu du mal à retenir l'enthousiasme d'Aglaé, surtout que le mien était parti batifoler pendant ce temps et nous avons mis un temps fous à les retrouver ils s'étaient cachés sous une voiture.

Incroyable : nous recroisons les 2 Hollandais déjà rencontrés deux fois. Probablement des espions russes chargés de nous surveiller.

Nous rentrons dans un joli restaurant entièrement décoré comme à la Belle Epoque (à part la serveuse mongole très timide et très souriante), et comprenons que ce n'était pas un hasard en Mongolie : les Russes comme leurs voisins vouent quasiment un culte à la décoration des restaurants et des bars. Froid oblige : lorsqu'il fait -50°C dehors, vous devez vous retrouver dans des tripots, et si les tripots sont aussi glauques qu'en Chine, c'est la pendaison assurée.

On m'avait fait très peur en me dépeignant des cantines russes horribles où l'on te forçait à ingurgiter du gruau moisi. En fait on mange très bien en Russie depuis la fin de l'époque communiste.